
Un texte de Mathias ENARD, dans l’Orient-Le Jour
Beyrouth tu m’as appris l’effroi – enfant je regardais d’autres enfants égarés, des mouches de sang dévoraient mon imagination ; les avions et les couteaux de 1982 déchiraient mes nuits de panique, Beyrouth tu m’as appris la peur, de loin ; de loin je retenais mon souffle la main sur le visage devant les explosions télévisées, j’apprenais ta forme de goudron fondu dans la mer, ta bouche ouverte, tes dents de rochers, ton vieux phare éteint, noir et blanc comme un écran oublié. Beyrouth tu m’as enseigné la fraternité – plus tard, alors que je débarquai de ce bateau venu de Chypre tous feux éteints, dans le port de Jounieh et que je t’ai vue pour la première fois, depuis le socle d’une statue dont on me disait, miracle, qu’elle avait tourné son visage de marbre vers toi, tu apparaissais, Beyrouth, dans une longue plaie de fumée rosie par la douleur, çà et là des pneus brûlaient, l’air empestait l’amande amère, suintait le courage et l’amitié comme une icône pleure des larmes de passion, Beyrouth tu m’as tendu la main, tu portais les cheveux attachés, un over-all orange de la Croix-Rouge et tu criais encore parfois la nuit, des pleurs brefs et stridents de verre brisé, tes doigts fondaient dans les miens comme les miroirs reflétaient nos corps flétris de fleurs trop dansées.