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Quand le journalisme d’émotion remplace le journalisme d’information

Par Maxime Perrotin Article du 15 décembre 2016 mis à jour le jeudi 20 juin 2019

Depuis que l’offensive gouvernementale contre les rebelles d’Alep-Est est entrée dans sa phase finale, les médias occidentaux multiplient les messages alarmistes. Au-delà de la fiabilité des sources, on constate que les journalistes remplacent souvent l’information par l’émotion.

Hier, un intrigant phénomène s’est produit sur la toile. En quelques heures, la vidéo du billet hebdomadaire de l’humoriste Nicole Ferroni sur France Inter fait le tour du Web. Partagée ce matin 63 000 fois sur Facebook et visionnée 2 millions et demi de fois, le billet intitulé « En Syrie, la guerre a avalé toutes les couleurs pour mettre du noir à la place » a fait un vrai carton.

Un billet particulièrement poignant, sans prise de position revendiquée, que la chroniqueuse peine à conclure, étranglée par l’émotion. Son billet n’est pas contre un camp en particulier, si ce n’est celui de la Guerre, avec un grand « G ». Il a pour seule ambition de montrer à quel point la guerre, dans toute son horreur, défigure les pays et les vies des gens qui y habitent. Bref, que de bonnes intentions. Elle conclut en citant son père qui a vécu la guerre et qui avait visité une Syrie alors en paix et où il faisait bon vivre :

« Le cannibalisme, avant c’était répandu et maintenant les gens disent « les hommes se mangeaient et on appelait ça du cannibalisme ». Eh bien, un jour, peut-être qui sait, la guerre sera si loin derrière l’humanité qu’on pourra dire, « les hommes se tuaient et ils appelaient ça la guerre ». »

Une belle histoire, mais voilà, alors que Nicole Ferroni termine sa prestation, un étrange dialogue s’engage entre le présentateur, Patrick Cohen et l’un de ses invités, le politologue libanais Ziad Majed, professeur à l’Université américaine de Paris. En effet, alors que Patrick Cohen félicite sa chroniqueuse, émue, il évoque cet Aleppin dont elle parle dans son billet, « et puis on va prendre les coordonnées de votre correspondant à Alep » cet Hadi Alabdallah, un « monsieur qui a le mérite et le courage d’être sur place » et « qui se présente comme journaliste indépendant » pour reprendre les mots de Nicole Ferroni, rassurée par le « sigle bleu » de Twitter et des vidéos où on voit « sa tête sur fond d’Alep, enfin, sur fond de ruines, sans photomontage » et qui « suit régulièrement le travail des Casques blancs ». Nicole Ferroni qui détaillait sa démarche, éprise d’angélisme, pour prendre contact avec un local « j’ai demandé à Google comment on écrit Alep en arabe ».

Hadi Alabdallah, à ce nom, le politologue Ziad Majed réagit, le présentateur l’interpelle « Vous le connaissez ? », l’intéressé répond alors « Hadi Alabdallah, c’est l’un des activistes de la cause syrienne, de la question syrienne, les plus présents sur les réseaux sociaux ». Il le présente comme une personnalité engagée depuis le début des protestations anti-Bachar al Assad, des propos qu’il relativise immédiatement : « comme la majorité des Syriens, il est anti-régime ». Car oui, Hadi al-Abdallah est bien un « activiste », même s’il est, également, « anti-Daech » selon le politologue qui affirme que Hadi Alabdallah est « l’une des sources les plus crédibles », notamment grâce à son « engagement ». Sur son compte, même Al Jazeera, qui l’interview fréquemment sur la situation à Alep ou à Homs, fait preuve d’un peu plus de clarté que France Inter, décrivant Hadi al-Abdallah comme « un éminent journaliste et militant syrien ».

Une partialité des sources que souligne François-Bernard Huyghes, directeur à l’IRIS de l’Observatoire Géostratégique de l’Information et auteur du livre « La désinformation, Les armes du faux » (Éd. Armand Colin, 2016). Il rappelle l’absence sur le terrain des journalistes occidentaux, qui s’en remettent aux informations fournies par les Casques blancs et l’OSDH, pourtant parties prenantes du conflit, ne serait-ce par leur opposition déclarée à Damas.​

« Ça, c’est un phénomène contre lequel on ne peut pas grand-chose, dans la mesure où n’importe qui, qui a une connexion internet, peut devenir un informateur ou le propagateur — de bonne foi — d’une désinformation. »

Mais au-delà de la question des sources, ce billet et le succès qu’il a rencontré sur le Web sont révélateurs du traitement de ce conflit et de la sensibilité du public à ce dernier. Un traitement où l’émotion remplace bien trop souvent l’information.

Une émotion qui peut s’avérer bien pratique pour faire passer un message, comme l’ont compris depuis longtemps les Américains. J’invite nos lecteurs — habituels comme occasionnels — à ne serait-ce que prêter attention, avec recul, aux déclarations de Samantha Power et de sa suppléante Michele Sison au Conseil de Sécurité de l’ONU. Des déclarations qui font plus dans le pathos que dans une appréhension concrète de la situation sur le terrain — souvent bien complexe — ou des propositions pour aller vers une solution, un arrêt du conflit.

« C’est très difficile de discuter avec l’émotion d’une photo, d’une photographie de victime, par compassion humaine et il faut un effort difficile de réflexion pour se dire qu’il y a des victimes d’un côté, mais qu’il doit probablement y en avoir de l’autre ».

Une émotion depuis longtemps exploitée par les groupes sur le terrain, comme les célèbres Casques blancs, toujours en photo avec un enfant blessé (ou supposé tel) dans les bras, comme cette fillette, prise en photos à l’occasion de plusieurs raids, à différents endroits.

Bref, de la propagande qui joue sur la corde sensible, rien de neuf pour François-Bernard Huyghes :

« Ce n’est pas nouveau, pendant la guerre de 14-18, on produisait des témoignages de petits enfants auxquels les Allemands avaient coupé les mains ou crevé les yeux. »

En Bosnie, le cliché Trnopolje de Penny Marshall, une journaliste anglaise, du camp de Trnopolje où on voit des albanais, dont un rachitique, derrière des barbelés fait le tour du monde. Les serbes sont alors accusés de recourir à des méthodes similaires à celles des Nazis, soutenant les allégations de « génocides » et légitimant les frappes aériennes de l’OTAN.

On apprendra plus tard d’un de ses confrères allemands, Thomas Deichmann, que « Le fil de fer barbelé que l’on peut voir sur les images ne se trouvait pas autour des bosniaques musulmans, mais autour des cameramen et des journalistes.» un camp qui était qui plus est un camp de transit de réfugiés et non de prisonniers, et que l’individu rachitique apparaissant au premier plan de la photo, Fikret Alić, n’était pas mal nourri mais tuberculeux.

Une émotion qui parle avant l’intellect, qui faillit mener à la guerre en aout 2013, lorsqu’une attaque chimique survint à la Ghouta, immédiatement Damas fut accusé d’avoir « franchi la ligne rouge ». Plus tard, le MIT publiera un rapport qui laisse peu de doute quant à l’origine des roquettes chargées de gaz mortel, elles étaient rebelles.

Dans tous ces exemples, l’effet recherché est le même : la sidération, l’émotion qui sature notre intellect et nous interdit toute réflexion, nous poussant à accepter comme vraie l’opinion défendue par ce procédé :

« C’est très dur à chaque fois de résister à l’émotion et à la compassion et on passe pour salaud ! Les gens qui en 1945 doutaient que le massacre de Katyn avait été accompli par la Wehrmacht ou les gens qui en 1989 au moment de la chute de Ceausescu doutaient que tous les cadavres qu’on nous montrait avaient été torturés par la Securitate… ce n’était pas une position facile à défendre. »

Si on veut vraiment aider la Syrie, ne faudrait-il pas arrêter d’écouter nos émotions ainsi que des individus s’avérant être des militants ? Si on refuse d’écouter ceux qui sont restés fidèles à Damas, leur reprochant leurs opinions trop marquées, les opinions de l’autre côté ne sont-elles pas également tout aussi marquées ? N’est-il pas temps de faire preuve de cohérence ? Dans une telle guerre, tout le monde à du sang sur les mains.

L’appréhension émotionnelle interdit toute approche réaliste de la situation et donc toute compréhension des vrais enjeux. Mais là n’est-il pas le but ?