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Information et émotion

Par Nicolas Martin / France-Culture / 15 septembre 2015

La fermeture des frontières européennes et la fin de Schengen, les journaux doivent-ils publier toutes les photos, la pensée philosophique face à l’image des morts…

Tel Sisyphe gravissant la montagne, portant à bout de bras son rocher encore et encore, je viens ce matin avec une nouvelle livrée de presse consacrée aux réfugiés et à l’exil, je vous laisse juger :

  • « Les migrants font voler en éclats l’espace SCHENGEN » en Une du Figaro, « Le retour des frontières »
  • Dans Le Parisien Aujourd’hui en France, « Non, l’Europe n’est condamnée aux murs de la honte » dans l’Humanité…

Même phénomène dans la presse régionale, de nombreux éditorialistes s’émeuvent de la fermeture des frontières en République Tchèque, en Slovaquie et en Autriche, dans la foulée de l’Allemagne.

« L’un après l’autre, les pays d’Europe rétablissent les contrôles aux frontières, modifient leur législation, mobilisent l’armée ou envisagent de déclarer l’état d’urgence, détaille Philippe GELIE dans le FIGARO. Les accords de SCHENGEN sur la libre circulation n’existent plus que sur le papier ».

 « L’Europe a un talent particulier, résume Nicolas BEYTOUT dans l’Opinion, celui de se laisser réduire à des mots autour desquels se déchaînent les passions. Voici SCHENGEN qui ramasse toutes les craintes nées de la grande crise migratoire que nous affrontons, symbole controversé de liberté pour les uns, de perte d’identité pour les autres. (…) Le risque, explique-t-il, c’est que sous la pression de la crise, les partisans d’une remise en cause du laisser-passer ne l’emportent sur les défenseurs du principe de circulation sans entrave »

Ce qui fait redouter à Patrice CHABANET, dans le Journal de la Haute Marne, que l’on doive, tôt ou tard, « finir par entourer l’Europe de barbelés et de miradors, ce qui ne correspond pas tout à fait à l’idée qu’avaient en tête les pères fondateurs de ce qui est devenu l’Union Européenne ». C’est la « tentation de la forteresse » que dénonce Christophe LUCET dans Sud-Ouest.

« En ces temps troublés, chacun s’arrange avec la réalité, analyse pour sa part Pascal COQUIS dans les Dernières Nouvelles d’Alsace. Et laisse libre cours à ses vieilles peurs ancestrales.

Car le fond de la question est là. Pourquoi ne pas le dire : au-delà du nombre considérable de réfugiés, ce qui pose problème aux habitants de l’UE, très majoritairement hostile à leur accueil, est qu’il s’agit d’une population essentiellement musulmane. »

« Personne ne viendra à bout de cette crise en se recroquevillant sur son foyer, conclut Pascal COQUIS. La seule façon d’y répondre est de s’organiser collectivement, de façon pragmatique et de se partager la tâche ».

Egalement dans la presse ce matin, information et émotion… même combat !

C’est le titre de la tribune d’Alain GENESTAR dans la Croix, l’ancien directeur de la rédaction de Paris Match qui revient, longuement sur la publication de la photographie du corps du petit garçon syrien, Aylan… et qui fait un long et vibrant plaidoyer pour le droit à une information corrélée à une émotion.

« Au nom de quoi, écrit Alain GENESTAR, de quelle conception glaciale et confiscatoire de l’information aurait-il fallu s’interdire de montrer cette image par crainte de donner au public la possibilité fâcheuse de s’émouvoir ? » « Une photo peut livrer des enseignements plus riches que de longues études sociologiques sur ceux qui la regardent, ou refusent de la regarder » affirme-t-il encore… pour conclure :

« Si un pays ne sait plus pleurer sur la photo d’un enfant mort, c’est ses valeurs qu’il abandonne »

Un point de vue qui ne surprendra pas vraiment de la part d’Alain GENESTAR, point de vue pondéré par une seconde tribune, signée Thierry LETERRE, professeur de science politique, et qui propose la réponse syncrétique des philosophes à la question de notre réception de la photographie des morts.

Notamment la position de l’allemand Niklas LUHMANN, pour qui la civilisation des médias est une civilisation narcissique, qui n’analyse pas la réalité, ne la reflète pas mais la fait de toute pièce. Selon LUHMANN, le réel pour un média est un raccord. Ce qui est important, ce n’est pas qu’il y ait des guerres ou des enfants morts, mais de savoir comment on en parle.

Même position de la part d’ALAIN (pas GENESTAR, le philosophe), à propos de la première guerre mondiale, qui considère que l’image photographique participe de la construction d’une représentation collective de la violence, sans aucun effet. Ce n’est pas parce qu’on a montré les horreurs de la guerre que la guerre s’est interrompue. Le pathos n’a pas changé la détermination à s’entre-tuer.

Et de pathos, il est encore question à un tout autre propos, et sur une toute autre image… celle du dernier journal de Claire CHAZAL

48h après, la civilisation des médias ne se remet toujours pas du départ de Claire CHAZAL de TF1, ce qui vaut à Luc LE VAILLANT une tribune dans Libération…

Information et émotion… même combat, c’est peut-être Alain GENESTAR qui a raison tout compte fait.