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Hommage de Guy Sitbon à Jean Daniel

GUY SITBON/JEUNE AFRIQUE
Jean Daniel, fondateur du « Nouvel Observateur », a tiré sa révérence à l’âge de 99 ans. Il avait contribué, en 1960, à la création de l’hebdomadaire « Afrique Action », qui allait devenir « Jeune Afrique ». Témoin et complice de son parcours, Guy Sitbon lui rend hommage.
Sur la plage de Gammarth, le murmure des vagues nous parvenait comme une frêle musique de fond. Tous en slip de bain, le torse ensablé de soleil, Jean Daniel, Tom Brady et moi-même écoutions Béchir Ben Yahmed. Il voulait relancer son hebdomadaire L’Action en lui donnant un caractère international, ou plutôt africain, sous le titre d’Afrique Action.
Une douzaine de pays du continent venaient d’accéder à la souveraineté, après le Maroc et la Tunisie. La guerre d’Algérie battait son plein de sang. L’heure avait sonné de donner une voix aux nations prolétaires, selon le mot de Pierre Moussa. Après avoir éclusé quelques bouteilles de vin rosé Koudiat, nous sommes montés sur la terrasse de la maison de Béchir où, autour de la table de babyfoot, après quelques buts manqués de justesse, Jean trancha : c’est vraiment ce qu’il faut faire aujourd’hui.
Une poignée de jours plus tard, nous voilà à Tunis, à la porte du Belvédère, une dizaine de journalistes dans des locaux que Béchir venait de louer. Le directeur artistique de L’Express, Robert Namia, avait renoncé à la vie parisienne pour s’associer à l’équipée. Le photographe Kahia, Mohamed Ben Smaïl et quelques autres revoyaient les premiers papiers.
Jean Daniel caracolait d’une table à l’autre, supprimant ici un paragraphe, suggérant un titre, tel un capitaine préparant ses troupes au combat. Soixante années ont défilé sous nos regards éberlués. Afrique Action, devenu Jeune Afrique, s’ébat toujours au rythme de nos époques insensées, mais Jean Daniel vient de nous saluer une dernière fois, à la veille de son centenaire. Allah yerahmou !
Merci la France ?
Pour ne rien vous cacher, Jean Daniel ne s’appelle pas Jean Daniel. Son père répondait au nom de Messaoud Bensaïd. Sa mère appartenait à la famille Ben Chimoun, francisée en Bensimon. Des Arabes pas moins arabes que les Arabes. Jusqu’à ce que le roi de France, Charles X, embourbé dans une crise de régime, crût se tirer de ce mauvais pas en improvisant une expédition navale de grande ampleur en Algérie.
Peine perdue, la monarchie bourbonienne s’anéantit à tout jamais. Mais l’armée française, déjà sur place, poursuivit méthodiquement la conquête de ce territoire sans nom qu’elle finit par baptiser Algérie. Les juifs, comme les familles Ben Saïd et Ben Simon, résistèrent dans un premier temps à ces envahisseurs roumis (romains) puis réalisèrent que cette civilisation occidentale qu’ils introduisaient n’avait pas tout mauvais, et leur ouvrirent les bras.
C’est ainsi que Ben Saïd se métamorphosa en Jean Daniel, s’immergea dans la littérature et la culture de l’occupant, s’enflamma dans les œuvres d’André Gide, de Romain Rolland, de Bergson et devint l’un des plus grands journalistes que la France ait jamais porté. Merci la France ? Oui, merci la France.
En 1955, étudiant à l’Institut des Hautes études à Tunis, je bouclais mes fins de mois à coup de piges au quotidien La Presse de Tunisie, où je vis débarquer vers minuit, à l’heure du bouclage, un jeune homme bronzé qui se présenta comme l’envoyé spécial de L’Express.
C’était lui. Il était en quête des dernières dépêches AFP, que je lui tendis obligeamment. Il m’invita à boire un verre au bar du grand hôtel Tunisia Palace, où se retrouvaient les journalistes de passage. Deux ans plus tard, je me retrouvai à Tunis comme correspondant du Monde et accomplissais mon rêve : intégrer cette bande de joyeux lurons qu’on dénommait « le Maghreb Circus ».
Jean Daniel en était le caïd. Son ascendant naturel, qui ne l’a jamais quitté, l’imposait sans conteste. À ses côtés, Thomas Brady (The New York Times), Andrew Boroviek (Associated Press), Arslan Humbaracci (The Economist), Marcel Niedergang (France-Soir), Robert Lambotte (L’Humanité), Jean-François Chauvel (Le Figaro), John Wilson (The Observer), Sitbon, le benjamin, et j’en passe.
Notre job : informer nos lecteurs sur la guerre d’Algérie, côté rebelles du FLN. Pendant que dans les montagnes kabyles et aurésiennes, les deux camps s’entr’égorgeaient, à l’heure où le terrorisme ravageait Alger et Constantine, une fois nos papiers expédiés, nous nous prélassions au bord des plages puis nous nous trémoussions dans des noubas nocturnes jusqu’aux premiers appels du muezzin. Les hauts gradés de la résistance algérienne, tels Bouteflika ou Yazid, ne manquaient pas, à l’occasion, de partager sans complexes nos agapes. Pour se changer les idées ou pour nous tenir à l’œil.En 1964, je retrouvai Jean à Paris. Avec Claude Perdriel, l’ex-époux de son épouse Michèle, il envisageait la création d’un nouvel hebdomadaire. Aux réunions préparatoires, nous devions être une dizaine. Six mois passés, Le Nouvel Observateur vit le jour. Nous vendions 30 000 exemplaires, plus 7 000 abonnés. Quelques années plus tard, le journal alignait 500 000 abonnés. D’où le miracle ?
Jean Daniel avait réussi à inventer un nouveau genre de journalisme. Ni tout info, ni tout commentaire, ni une combinaison. Chaque auteur se laissait aller à son propre style sans ignorer un instant les exigences de l’exactitude des événements rapportés.
On feuilletait le journal en passant d’un roman de la réalité à un autre. Chaque article avait tout d’une nouvelle littéraire pétrie de faits vrais. Des signatures, hier encore anonymes, se projetaient dans une célébrité soudaine. Les dîners en ville se nourrissaient de la lecture du Nouvel Obs.
Une page du journal retentissait en échos plus profonds qu’aujourd’hui une émission télé à une heure de grande écoute. L’organe central des intellectuels finissait par occuper une place surdimensionnée dans l’espace public.
Ce fut l’œuvre majeure de Jean Daniel.
Inclinons nous.
À er